Actualités / Société - mercredi 18 septembre 2013

De la galère à l’insertion, le chemin est long...

IL Y A toujours du monde à la porte de la Mission locale, en plein centre de Vaulx-en-Velin. Des adolescents, filles et garçons, et des moins jeunes. Ils portent toutes sortes de tenue : jeans, joggings et sweats à capuche, pantalons moulants et voiles, saris ... Certains ont aux pieds des chaussures de marque, la plupart sont vêtus modestement. Ici, à cette extrémité de l’avenue Dimitrov, se concentrent tous les grands services de la Ville et de l’Etat : commissariat, Mission locale, Sécurité sociale et, à deux pas de là, Hôtel de ville, poste, service municipal Médiation jeunesse (SMJ)...

Une fois entrés dans les locaux de la Mission locale, pour leur rendez-vous avec l’un des conseillers, certains prennent une allure faussement décontractée et se tortillent sur leur chaise, le baladeur vissé sur la tête. Une jeune fille vêtue d’un polo à manches courtes a les deux bras tailladés. Elle ne parle pas, ses bras parlent pour elle. Les spécialistes parlent d’auto- mutilation. Arrive une seconde jeune fille, son corps de liane moulé dans une longue robe bleu fluo. Elle prend place à son tour dans la salle d’accueil. Puis un jeune homme d’allure timide, un autre encore, coiffé d’une chéchia. De jour en jour, la Mission locale ne désemplit pas ; elle reçoit de plus en plus de jeunes chaque année.

Diversité des parcours

Normalement, la jeunesse est le moment où s’opère cette énorme transition qui consiste à devenir adulte. A changer d’état et de corps. A passer de l’école à une formation. Normalement, ce passage s’opère aussi par la sortie du cocon familial, jusqu’à l’entrée dans la vie active. Mais voilà, en 2013, rien de tout cela ne se passe normalement. Du moins pour une fraction non négligeable de la jeunesse. Sur les quelque 3000 jeunes (3144 exactement, âgés de 16 à 25 ans) à être passés par la Mission locale à Vaulx-en-Velin en 2013, combien sont-ils à être dans une grande précarité, tant matérielle qu’affective ? Combien sont-ils “en galère” ? Et comment s’en sortent-ils ?

C’est une réalité difficile à cerner et mouvante. La plupart de ces jeunes sont accompagnés par la Mission locale. Mais, de formation plus ou moins qualifiante en “immersion” jus- qu’au CDD (contrats à durée déterminée), la route est longue. Quant aux contrats à durée indéterminée (CDI), autant chercher une aiguille dans une botte de foin.

Les statistiques rendent un peu compte de la diversité des parcours. La plupart sont nés à Vaulx : deux sur trois. Le dernier tiers vient d’autres régions de France, des Dom-Tom ou de l’étranger. Certains ont des diplômes universitaires (7%), d’autres sont sortis depuis longtemps du système scolaire.

“J’ai démissionné de l’école”, dit en riant Mourad, 25 ans, dont cinq d’inscription à la Mission locale(1). L’humour permet de sauver la face mais ne garantit pas l’avenir. Mourad va de petit boulot en petit boulot et, derrière sa jovialité, se manifeste une réelle inquiétude. Romane, 20 ans, un bac S en poche, va peut-être s’orienter vers une formation d’aide-comptable après deux années de galère. Sarah, elle, va enfin intégrer un CDD au bout de... huit années de fréquentation de la Mission locale !

“Moi, j’ai pas de vie !”

Certains d’entre eux sont lycéens ou étudiants en première année, la plu- part vont de petits boulots en jobs précaires, à temps partiel, après avoir arrêté leurs études avant le baccalauréat, voire à la sortie du collège. Quand j’ai dit à Warda que nous allions parler de la vie des jeunes à Vaulx, elle a répondu d’emblée : “Mais moi, j’ai pas de vie”... Elle n’en dira pas davantage. On a entendu derrière ses mots : “Ma vie est trop nulle pour que j’en parle ; circulez, y a rien à voir”. A 28 ans, elle est de celles pour qui l’avenir est un mot creux. Elle sourit peu, s’anime rarement, même avec ses potes avec qui les relations sont houleuses.

Parfois, elle parle du “bled”, où elle retourne pourtant rarement. A Vaulx-en-Velin, elle a ses repères. Elle sort en journée après les tâches domestiques, elle se met du vernis ou du henné sur les doigts, ou les deux. Et le soir ? Chez elle devant la télé, ou assise au ras du bitume entre deux portes... Elle, elle n’entre plus du tout dans les statistiques. Elle n’est plus comptabilisée.

Addiction aux jeux

“Il y a des jeunes qui souhaitent rester sans rien faire”, commente Dominique Giraud-Sauveur, responsable insertion, qui a vingt ans de pratique à la Mission locale. Pour elle, Warda représente un “échec total”. Joignant le geste à la parole, elle pousse un profond soupir, ses épaules se tassent. Cet échec, elle le ressent pour elle-même, professionnellement.

“Certains sont si désocialisés qu’ils ne vont pas chez le médecin parce qu’ils n’ont pas de CMU (couverture maladie universelle, ndlr), qu’ils ne savent plus les codes sociaux pour répondre à une petite annonce ou même pour entrer au centre social”, peut-on lire dans la lettre d’information des centres sociaux du Rhône.

Combien sont-ils à être ainsi coupés des réalités du monde, voire d’eux-mêmes ? Une note, émise par le Conseil d’analyse économique sur l’emploi des jeunes, les estime à 900 000 en France. Un chiffre très inquiétant, qui révèle une fracture profonde dans la société. Dans ces vies ainsi suspendues, tous ne vont pas entrer dans le marché noir et les trafics en tout genre. Parmi ce public invisible et vulnérable, il y a des jeunes femmes qui deviennent mères parce qu’elles obtiennent ainsi un statut social, et le RSA (revenu de solidarité active) majoré. Il y a aussi des sans domicile fixe. “Et de plus en plus de jeunes complètement isolés, même s’ils vivent chez leurs parents”, explique la conseillère. Elle a vu récemment passer un jeune qui semblait toujours fatigué, alors qu’il menait une vie relativement confortable chez ses parents. Il a fallu plusieurs entretiens pour déceler la faille : ni drogue, ni délinquance, mais de l’addiction aux jeux sur Internet la nuit. Beaucoup de filles et de garçons ne vivent plus leur vie que sur Facebook et autres réseaux sociaux.

Sortir de l’impasse

Claudie Thomas-Simon est psychiatre. Elle a vu passer plusieurs centaines de jeunes à la Mission locale. Elle reçoit ceux que les conseillers lui adressent pour avoir son avis d’experte. Elle émet un diagnostic d’orientation, qui prend en compte les outils de la Mission locale et qu’elle utilise comme supports pour clarifier une situation, voire un “projet”. Mais “comment parler de projet avec eux, si eux-mêmes ne se projettent pas ?”.

Aux jeunes, elle fixe trois à cinq rendez-vous si nécessaire. En général, les filles viennent davantage. La “psy” aide à verbaliser leur réflexion. Elle pointe là où ça coince, elle tente de décrypter avec eux leur mal-être : difficultés familiales, violences, toxicomanie. Elle repère les cas de mariages forcés ou arrangés, “il y en a de moins en moins”, constate-elle. En revanche, le poids de l’intégrisme religieux s’alourdit et pèse d’abord sur les épaules des jeunes femmes, dont certaines sont interdites de tout, “même de sortir avec les enfants dans le jardin d’à côté”.

Quant à l’expression de la souffrance mentale, elle prend différentes formes : somatisation, dépression, sentiment d’inutilité, manque total de confiance en soi... Il y a aussi des “passages à l’acte”, plus fréquents chez les garçons.

Devenir autonome

Ce matin, Dominique a reçu sept jeunes qui viennent de s’inscrire. Elle les réunit autour d’une grande table et les fait parler d’eux-mêmes, de leurs désirs, s’ils en ont ou s’ils arrivent à les exprimer. Rares sont ceux qui peuvent citer dix professions. Non pas parce qu’ils n’en connaissent pas davantage, mais parce qu’ils s’interdisent même d’évoquer des métiers, pressentis comme inatteignables.

En dépit des difficultés psychologiques, voire des souffrances mentales repérées, en dépit de la crise qui frappe les Vaudais, jeunes ou pas, plus durement qu’ailleurs, reste que : “On n’a pas envie que tu pourrisses dans ton coin”. Cette phrase, adressée par un conseiller à une jeune qui voulait que la Mission locale “lui lâche les baskets” résume la ferme intention des services qui ont en charge la jeunesse à Vaulx. Pour la Mission locale, comme pour le service Médiation jeunesse (SMJ), la priorité, c’est de leur permettre de devenir autonome : quand ils se donnent les moyens de grandir, les outils de l’insertion entrent alors en action avec plus d’efficacité.

(1)Tous les prénoms cités dans l’article sont des prénoms d’emprunt.

 

 

5409 vues

Commentaires

Vaulx-en-Velin > Journal > Actualités > Société > De la galère à l’insertion, le chemin est long...